Pendant que le monde a les yeux rivés sur la pandémie du Coronavirus et son lot de crises économiques et sociales, quelque chose de majeure se passe à Hanoï – un évènement qui pourrait contribuer à changer le paysage de la gouvernance économique du monde !
Après huit années de négociations complexes, initiées à Bali (en Indonésie) en 2012, la signature de Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) Agreement, ou l’accord de partenariat économique régional global (en français), exécutée en visioconférence le 15 novembre 2020 à Hanoï (au Viêt-Nam), par 15 pays d’Asie-Pacifique dont la Chine, établira la plus grande zone de libre-échange jamais conclue sur la planète.
Si la Zone de Libre-échange Continentale Africaine (ZLECA), avec 54 Etats membres, reste le plus important accord commercial depuis la création de l’OMC en terme de nombre de participants, le RCEP sera le plus important accord commercial en terme de marché et de volume de production (une fois en vigueur). En effet, le RCEP regroupera à terme les 10 pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), l’Indonésie, la Malaisie, les Philippines, le Singapour, la Thaïlande, le Brunei, le Viêt-Nam, Laos, Birmanie, Cambodge, et 5 autres pays non-ASEAN qui sont l’Australie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande. Ces 15 pays signataires du RCEP représentent plus de 28% du commerce mondial, environ 30% du PIB mondial et 30% de la population mondiale, ce qui équivaut à un PIB combiné de près 30 000 milliards de dollars US avec un marché de près de 2,3 milliards de consommateurs.
Par ailleurs, les signataires du RCEP ont conjointement manifesté leur intérêt de voir l’Inde les rejoint assez tôt. Dans une déclaration parallèlement à la cérémonie de signature du RCEP, les membres voient la participation future de l’Inde comme d’un élément d’importance stratégique pour l’économie asiatique afin de garantir des chaînes de valeur régionales mieux intégrées et avancées. Aussi, ils ont déclaré que l’Inde pourrait négocier pour y adhérer dès l’entrée en vigueur de l’accord, au lieu d’attendre 18 mois comme d’autres pays. Pour rappel, l’Inde s’était retiré des négociations à la fin de l’année 2019 par crainte de voir des produits chinois à bas prix envahir son marché. A ce jour, il est peu probable que l’Inde rejoigne le RCEP de sitôt.
RCEP, entente commerciale à portée stratégique
L’entrée en vigueur du RCEP est subordonnée à la ratification de 6 (sur 10) États membres de l’ASEAN et de 3 (sur les 5) autres États membres non-ASEAN. Une fois ce seuil atteint, le RCEP entrera en vigueur pour ces pays après 60 jours. Structuré sur 20 chapitres, le RCEP vise à établir un partenariat économique moderne et complet qui facilitera l’expansion du commerce et des investissements dans la région Asie-Pacifique.
L’accord souhaite libéraliser davantage le commerce des biens et services, tout en progressant dans des domaines tels que la politique de la concurrence, les droits de propriété intellectuelle (DPI), l’investissement, la coopération économique et technique et les marchés publics. Il ne contient cependant pas de chapitres sur l’environnement ou le travail ; des questions devenues courantes dans l’élaboration des accords commerciaux de nouvelle génération. Joints au texte de l’accord, des annexes apportent des éléments additionnels sur le commerce des marchandises, le commerce des services, l’investissement, le mouvement des personnes physiques, les règles d’origine, les procédures douanières et la facilitation des échanges, les recours commerciaux, la propriété intellectuelle, la concurrence, les marchés publics, et les dispositions institutionnelles.
Moins ambitieux que les nouveaux accords régionaux (tel que l’accord économique et commercial global Canada-UE ou le projet du Partenariat Trans-pacifique), le RCEP ne couvre pas l’agriculture et seulement partiellement les services. Si le contenu du RCEP peut paraître habituel et même peu ambitieux sur certains aspects, comparé au récent format actuel des accords commerciaux de dernière génération, la présence de la Chine dans cet accord a une portée géopolitique et stratégique. En effet, le RCEP représente pour la Chine un coup de feu du dragon à la stratégie de Oncle Sam dans la région Asie-Pacifique. Au-delàs d’être un accord économique, le RCEP est l’aboutissement d’un projet politique de la Chine visant à asseoir son hégémonie dans la région et d’y marginaliser l’influence américaine.
Dans cette guerre d’influence, aucun des Etats-Unis ou de la Chine n’a intérêt à perdre la face. Telle est la raison pour laquelle, même si les États-Unis pourraient techniquement intégrer le RCEP. Ils ne le feront pas pour des raisons politiques car Washington prendrait le risque de perdre la face devant Pékin qui certainement s’y opposerait.
RCEP, un enjeu géoéconomique
Le texte du RCEP prévoit de diminuer les tarifs douaniers (à hauteur de 90 %) sur la plupart des produits échangés entre les pays signataires ; ce qui permettrait à ces derniers d’accroître leur PIB de 0,2 % selon les professeurs Pétri et Plummer, de l’université Johns Hopkins.
Non seulement, le RCEP augmentera les flux commerciaux et d’investissement entre pays partenaires, mais elle vise par ailleurs à la mise en place de normes communes d’ici deux à cinq ans (après son entrée en vigueur). Cette phase d’harmonisation des normes pourrait être pour Pékin, une belle occasion d’exercer de son influence pour l’adoption d’un système normatif en adéquation avec sa vision de leadership dans la région.
Cette harmonisation permettra à la Chine d’intégrer encore plus cette vaste zone Asie-Pacifique, en particulier en Asie du Sud-Est, en y déployant de nouvelles chaînes de production. Face à cette pénétration chinoise, des entreprises étrangères (notamment européennes ou américaines) pourraient être incitées à implanter de plus en plus d’unités de production, dans les pays périphériques membres du RCEP, afin de bénéficier de tarifs douaniers privilégiés et, ainsi, rester compétitives dans la région. À terme, les intérêts en jeu des entreprises étrangères, notamment américaines, dans la zone pourraient contribuer à limiter les effets réels des sanctions commerciales et technologiques américaines visant la Chine.
L’ultime camouflet pour les Etats-Unis serait de voir, malgré les sanctions et mesures commerciales imposées, la Chine prendre le leadership économique mondiale plus tôt que prévu. Rappelons qu’avant son déclin dès 1840, suite à sa guerre avec l’Angleterre impérialiste, la Chine fut la première puissance économique mondiale durant plusieurs siècles. Une place que le pays cherche à reconquérir depuis Deng Xiaoping (successeur de Mao Zedong), et reconfirmé par le président chinois Xi Jinping qui dit vouloir réaliser « le rêve de la Chine ». Talonnant les Etats-Unis depuis 2010 à la deuxième place, la Chine est en voie de réaliser son rêve. Selon la Banque mondiale, la Chine pourrait devenir la première puissance économique de la planète en dépassant les États-Unis entre 2020 et 2030. Mais, l’empire du Milieu pourrait profiter de la situation conjoncturelle actuelle pour prendre de l’avance et ravir précipitamment la couronne de première puissance mondiale aux Etats-Unis.
Selon les chiffres du FMI, la richesse nationale des Etats-Unis cette année serait de 20 800 milliards de dollars contre 14 860 milliards pour Pékin qui s’approche à pas de géant avec 1,9 % de croissance par rapport à 2019. Malgré le ralentissement de l’économie mondiale dû à la crise pandémique, le FMI annonce une croissance de 8,2 % pour la Chine en 2021. Par ailleurs, la croissance de la classe moyenne chinoise est sans précédent durant ces dernières décennies, et selon Les Echos, cette classe moyenne atteindra 723 millions de personnes en 2028. Ainsi, selon les analyses du Centre for Economics and Business Research (CEBR), la Chine deviendrait la première puissance mondiale en 2028 devant les États-Unis, soit trois ans plus tôt que prévus par la Banque Mondiale.
RCEP, un aubain au projet chinoise en Asie-Pacifique
Les négociations sur le RCEP ont été lancées en novembre 2012, au moment où l’accord de Partenariat Trans-pacifique (PTP) en était aux étapes avancées de négociation, et alors que les États-Unis et le Japon étaient en consultation active sur l’entrée potentielle de Tokyo dans les négociations du PTT ; une entrée japonaise aboutie une année plus tard, augmentant le poids économique global (en termes de PIB) couverte par l’accord.
L’accord RCEP n’est à la base une initiative de la Chine, mais plutôt celle des pays de l’ASEAN désireux de tirer profit de leur position géostratégique pour intégrer les puissances économiques de l’Asie du Nord-Est (Chine, Japon et Corée du Sud) et de l’Océanie (Australie et Nouvelle-Zélande). Cet accord offrira à la Chine sera la possibilité de déployer au sein du RCEP, notamment auprès des partenaires stratégiques de Washington (Japon, la Corée du Sud, l’Australie et la Nouvelle-Zélande), une diplomatie sous fond de partenariat win-win.
À l’origine, le Partenariat Trans-pacifique (PTP) était un projet éminemment politique mené par les Etats-Unis, et qui excluait la Chine. L’objectif politique du PTP était de contenir la Chine et de s’assurer par conséquent de l’hégémonie américaine en Asie-Pacifique. Le PTP visait à intégrer les économies d’Amérique du Nord et celles de l’Asie-Pacifique. L’Australie, le Japon et la Nouvelle-Zélande, signataire de l’accord RCEP, faisaient aussi Parties aux négociations du PTP ainsi que 4 États membres de l’ASEAN (Brunei, Malaisie, Singapour et le Viêt-Nam).
Avec l’abandon de l’accord par les Etats-Unis en janvier 2017 par le président Donald Trump, le PTP est depuis devenu l’Accord de Partenariat Trans-pacifique Global et Progressiste (PTPGP) supprimant par ailleurs certaines dispositions (introduites par les Etats-Unis) de l’accord. Selon toute vraisemblance, et au regard de la nature stratégique du RCEP pour la Chine, les États-Unis chercheront à le rejoindre une fois que le président élu Joe Biden entrera en fonction le 20 janvier.
Sur les 11 signataires du PTPGP (après l’abandon des Etats-Unis), sept l’ont depuis ratifié (l’Australie, le Canada, le Japon, le Mexique, la Nouvelle-Zélande, Singapour et le Viêt-Nam), et l’accord est maintenant en vigueur pour ces pays. Sa mise en œuvre dans les quatre autres pays signataires (Brunei, Chili, Malaisie et Pérou) reste incertain.
Non seulement, le RCEP viendra renforcer la puissance industrielle et commerciale chinoise dans la région Asie-Pacifique (un contre-pied à la stratégique économique américaine), mais il pourrait aussi y fragiliser le réseau d’alliances militaires et économiques des États-Unis. Les intérêts commerciaux et économiques assurés par le RCEP pourraient contredire les objectifs stratégiques et sécuritaires du concept « Indo-Pacifique », plus précisément Free and Open Indo-Pacific, forgé par les Etats-Unis, le Japon, l’Inde et l’Australie, et appuyée par la France et l’Allemagne, pour contrer l’expansionnisme chinois. D’ailleurs, l’Inde, qui fait de la Chine la priorité de sa politique étrangère (à travers son dispositif sécuritaire vis-à-vis du Pakistan, mais aussi le développement de ses liens économiques, militaires et diplomatiques avec l’Asie du Sud-Est, le Japon et l’Australie), pourrait, de manière versatile, rejoindre le RCEP.
Plusieurs analystes s’entendent pour dire que les États-Unis ne peuvent pas rester passifs face à ce coup d’échecs de la Chine dans cette région du monde hautement stratégique. Sans nul doute, avec la question du Nucléaire Iranien, la question de la Chine en Asie-Pacifique sera les premiers défis pour la future administration Biden.
Zakaria Sorgho, PhD
Economiste/Docteur en études internationales
Co-fondateur de CACID (Burkina Faso)
Chercheur au FERDI (France) et CEPCI/Université Laval (Canada)
Chercheur affilié à FORGE (Burkina)